RéVOLUTION NUMéRIQUE, JUSQU’Où DOIT-ON S’INQUIéTER ?

Les vidéos ont fait le tour du monde. Le 2 février, Tim Cook, patron d’Apple, a lancé en grande pompe son « ordinateur spatial qui se porte directement sur le visage », et nous a fait entrevoir un avenir radieux. Comme possédés, des New-Yorkais équipés d’étranges lunettes protubérantes ont été filmés dans la rue, pinçant l’air devant eux pour sélectionner des applis. Et dans le métro, agitant leurs mains au-dessus d’un clavier virtuel. Le meilleur des mondes ? Vendu 3 200 euros, prochainement disponible en Chine et en Europe, le casque Apple Vision Pro semble réservé aux geeks fortunés. Mais rien n’arrêtera le progrès. Bientôt la réalité virtuelle sera accessible au plus grand nombre et captera un peu plus de notre temps de cerveau disponible. Fini de rêvasser, de contempler, de méditer ?

Immergé dans les images 3D, entretenu dans ses pulsions par les algorithmes des réseaux sociaux et assisté par l’intelligence artificielle dans ses moindres tâches, Homo numericus ne risque-t-il pas de perdre cette étincelle d’intelligence qui a fait d’Homo sapiens un être conscient ? La révolution numérique nous affole. Et les pires scénarios de science-fiction nous paraissent plausibles. Ne sommes-nous pas déjà en passe de fabriquer une génération de mutants dépendants des machines et dépassés par elles, de futurs « crétins digitaux » comme le dénonce le docteur en neurosciences Michel Desmurget dans des essais à succès ? « Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle », clame-t-il.

Notre dossier démontre que cette prophétie décliniste fait bêtement l’impasse sur les immenses possibilités créatives des nouvelles technologies et doit donc être sérieusement nuancée. Certes, des études indiquent que le temps d’exposition aux écrans des enfants se révèle supérieur aux recommandations scientifiques et peut présenter des risques cognitifs. Mais rien ne saurait justifier la « panique morale » des idéologues conservateurs. Dans le débat public, les effets censément délétères des écrans sont invoqués à tout propos. Qu’il s’agisse d’expliquer les piètres résultats de notre système éducatif (qui souffre bien plus d’un défaut de méthode et d’investissement), la violence des émeutes urbaines (qui s’explique d’abord par la ghettoïsation), la prolifération des fake news (qui paraît largement imputable à l’irresponsabilité des Gafam), la polarisation des débats (qui doit beaucoup à une poignée d’éditorialistes chenus) ou la flambée du vote d’extrême droite (qui provient d’une forme de désespoir de l’électorat populaire).

Temps d’écrans, réseaux sociaux, IA… Sommes-nous devenus plus bêtes ?

Qu’à cela ne tienne. Sur la foi d’un rapport d’experts imminent, le président de la République, Emmanuel Macron, prétend régenter l’accès des mineurs aux téléphones, tablettes et consoles de jeux… Outre la difficulté qu’il y aurait à les appliquer en s’immisçant dans la vie des familles, les recommandations gouvernementales risquent surtout de viser les catégories les plus défavorisées et les moins aptes à compenser l’effet d’isolement des écrans par d’autres pratiques culturelles. Pour cette jeunesse-là, s’extraire du flux numérique nécessiterait un meilleur accompagnement par l’école de la République. Une gageure pour une Education nationale déjà à la peine.

Dominée par des quasi-monopoles qui monétisent notre attention, l’économie numérique mondialisée se joue des Etats-nations. Elle constitue un danger majeur pour les démocraties qui doivent plus que jamais se liguer pour la réguler. Car en favorisant l’avènement d’une société horizontale, archipelisée en communautés virtuelles refermées sur elles-mêmes, elle affaiblit les solidarités, les partis et les corps intermédiaires. Héritière de l’utopie libertaire des années 1960 et de la contre-révolution conservatrice des années 1980, elle promeut cet individu « libéral et antisystème » bien décrit par l’économiste Daniel Cohen comme Homo numericus. Le principal défi à son intelligence ? « Sortir de l’entre-soi. » C’est à ce programme qu’il faut plus que jamais s’atteler.

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